De Rubaya à Gisenyi : sur la route de la contrebande minière dans le Nord-Kivu

Rubaya, petite cité d’environ 18.000 habitants, à une soixantaine de kilomètres à l’ouest de la ville de Goma, dans le territoire de Masisi vit de l’exploitation du coltan et de manganèse.

Rubaya, petite cité d’environ 18.000 habitants, à une soixantaine de kilomètres à l’ouest de la ville de Goma, dans le territoire de Masisi vit de l’exploitation du coltan et de manganèse. C’est l’une des plaques tournantes de la fraude et de la contrebande de ressources minières qui prennent souvent la direction du Rwanda, pays voisin qui partage une longue frontière terrestre et lacustre poreuse avec la République démocratique du Congo. L’Est de la RDC est particulièrement connu pour ses ressources minières, en particulier les minerais stannifères (colombo-tantalite, cassitérite, tungstène), l’or et les pierres semi-précieuses (tourmaline…). Des richesses qui ne profitent pas assez au développement du pays en raison de la fraude et de la contrebande minière alors que ces minerais sont fortement demandés sur le marché international, en particulier le colombo-tantalite (coltan) qui entre dans la fabrication des téléphones portables. Au Nord-Kivu, cette fraude est connue de tous, dénoncée par certaines autorités congolaises, des organisations de la société civile, des mouvements citoyens mais également différentes organisations humanitaires. Au cœur de la fraude et de la contrebande, notre enquête remonte la filière de l’évasion minière dans cette partie du pays.

Selon un rapport de  l’ONG Save Act Mine / DRC publié en 2019, intitulé « Rapport sur les revenus du secteur minier artisanal dans la province du Nord-Kivu (2016-2017)», la province du Nord-Kivu produirait en moyenne 1000 tonnes de coltan chaque année. Des chiffres officiels loin de la réalité car l’inaccessibilité de certaines zones à cause de la présence des groupes armés rend aléatoire les statistiques approximatives produites par les services compétents et les ONG. A côté du circuit officiel, l’exploitation minière artisanale fait également vivre des centaines de personnes, en particulier des exploitants miniers artisanaux communément appelés « creuseurs ». Le même rapport de l’ONG Save Act Mine /DRC indique que 3700 exploitants miniers artisanaux avaient acheté une carte d’exploitant minier au Nord-Kivu en 2017. Là également, la réalité de terrain montre qu’il y en a bien plus qui travaillent dans les mines mais il est difficile d’avoir des statistiques précises en raison de l’étendue du territoire et des difficultés d’accès à certaines mines. 

De Rubaya, ce sont plusieurs centaines de tonnes de minerais qui sont exportées frauduleusement vers des pays voisins de la République démocratique du Congo, en particulier le Rwanda. Pour accéder à Rubaya, il faut emprunter un itinéraire qui serpente au cœur du territoire de Masisi, à 63 kilomètres de Goma, la capitale provinciale. Pour retracer le circuit de la fraude, nos équipes ont suivi les trafiquants clandestins des matières précieuses qui utilisent la plupart du temps deux possibilités pour transporter leurs marchandises de la RD Congo vers le Rwanda. La première option est la voie terrestre via Goma pour finir par la ville frontalière de Gisenyi au Rwanda, les deux villes n’étant séparées officiellement que par le poste frontalier dite Grande barrière, alors que les habitations contiguës de deux rives se côtoient. L’autre option est la voie lacustre via la cité de Minova à 54 km à l’ouest de Goma. En effet, une fois les minerais acheminés à Minova, ils sont chargés sur des pirogues motorisées qui prennent nuitamment la direction du Rwanda.

Par ce chemin la chance d’intercepter ces pirogues est minime du fait que la province ne dispose pas de moyens appropriés pour contrôler toute l’étendue du lac Kivu. Par contre, ceux qui choisissent la route en empruntant le trajet Rubaya-Sake-Goma sont régulièrement interceptés par les services de sécurité soit au niveau de certaines barrières ou bien à la frontière entre la RDC et le Rwanda en voulant  traverser. De mai  2017 à décembre 2020, nos équipes ont comptabilisé au moins trente-quatre cas d’arrestations liés à la fraude minière. Les personnes arrêtées conduisaient soit des camions, des voitures ou des motos. Certains marchaient même à pieds. Les minerais étaient parfois cachés dans les pneus des véhicules, d’autres introduits dans des bidons de lait ou d’huile ou encore dans des légumes. Certains individus fabriquent également des gilets en tissu dans lesquels sont enfilés d’importantes quantités de minerais.

Laxisme de l’Etat

Les autorités congolaises observent  passivement  la montée de ce phénomène tant décrié par plusieurs acteurs et qui par la suite continue à appauvrir systématiquement l’Etat congolais dont l’économie dépend en grande partie du secteur minier. Certains services de lutte contre la fraude minière interceptent régulièrement des lots des centaines de kilos de minerais en provenance de Rubaya qui tentent de passer la frontière congolaise vers le Rwanda voisin par le lac Kivu ou par la ville frontalière de Gisenyi ou bien vers l’Ouganda par le poste frontalier de Kasindi. D’après la société civile en province, cette exportation frauduleuse est à la base de la pauvreté de la population et occasionne des pertes pour le trésor public.

Contacté par nos soins, Daniel Mbayo, coordinateur au Nord-Kivu de la Commission nationale de lutte contre la fraude minière (CNLFM) explique comment en 2019, il a été choqué de mettre la main sur un sujet rwandais en provenance de la RDC, transportant avec lui des cargaisons de coltan dans sa camionnette qu’il voulait acheminer à Gisenyi au Rwanda. «On a trouvé dans cette camionnette un carnet avec des relevés des quantités de minerais que ce véhicule transporte au Rwanda. Elle fait douze tours par jour, soit une moyenne de trois cent tonnes par mois. Plusieurs autres cas ont été interceptés avec des pneus chargés de sable de coltan. Une fois arrivés à la frontière, ces chauffeurs amadouent nos policiers et passent sans être inquiétés. Mais sachez que nous restons très vigilants et stricts pour les fraudeurs», a-t-il dit.

Jamal Useni, coordonnateur de l’Ong « Save Act Mines/DRC » basé à Goma, se plaint de la faible gouvernance en matière minière dans le pays avec des taxes trop élevées mais aussi la question du trafic d’influence qui ne permet pas aux négociants d’écouler leurs marchandises dans les normes. C’est ainsi qu’ils vont vers les acheteurs les plus offrants. «Les minerais qui quittent le Congo sont vendus au prix fort au Rwanda. Les négociants congolais en complicité avec ceux du Rwanda font traverser régulièrement des colis de minerais de la RDC vers ce pays. Et cela se passe plusieurs fois par jour. Certains colis sont parfois interceptés et d’autres arrivent à traverser la frontière. Certains négociants congolais préfèrent passer outre les mesures légales pour écouler leurs marchandises dans le but d’avoir plus de bénéfices. Ceci s’explique par le fait que l’Etat congolais est incapable de mettre en place les bonnes conditions de travail pour les personnes qui veulent travailler dans la légalité. C’est vraiment regrettable car c’est l’économie de tout un pays qui s’en va».  

Juguler pauvreté et insécurité

Les causes de l’exportation frauduleuse du coltan et de la cassitérite en province sont diverses et les responsabilités restent partagées entre différents acteurs. Ceux qui sont souvent cités sont entre autres les civils, les négociants, les sociétés, les agents de l’ordre et des éléments de différents groupes armés. L’analyse des témoignages et des faits rencontrés sur terrain montre que la question de la fraude minière au Nord-Kivu est intimement liée à celle de l’insécurité persistante dans la région. Dans cette riche région agropastorale, l’agriculture est devenue une activité marginale qui n’intéresse pas grand monde. A défaut de se laisser enrôler dans les groupes armés qui écument la province, de nombreux citoyens choisissent de s’adonner à l’exploitation minière artisanale. Comme ici à Rubaya, devenue cité minière par la force des choses.

Ndaishimwe André (31) est  orpailleur, marié et père de deux enfants. Il explique comment s’organise la contrebande :  «Il est  impossible de vivre sans argent. Je n’ai pas de diplôme. Ce que je sais faire, c’est creuser la mine. Chez moi je garde une grande quantité de sable de coltan parce que le coltan est demandé par des négociants qui les vendent aux plus offrants. Malheureusement ces mêmes négociants nous demandent d’acheminer les minerais jusqu’à Goma avant de payer. Voilà comment on se fait souvent chopper par les services de sécurité».

Comme André, les exploitants miniers artisanaux sont regroupés au sein de la Coopérative des Exploitants Artisanaux Miniers de Masisi (COOPERAMA) qui vend exclusivement sa production à l’entreprise dénommée « Société minière de Bisunzu » (SMB), selon un protocole d’accord signé en novembre 2013. Le blocage survenu dans la vente de stocks de minerais de coltan fin 2017 entre la COOPERAMA et la SMB a beaucoup  intensifié la fraude de ce minerai. En mai 2018, suite à la suspension du protocole d’accord qui empêche la SMB d’acheter les minerais de la COOPERAMA, un conflit éclate dans le site minier de Rubaya, un des plus importants gisements de coltan de l’Est du pays, entre les exploitants miniers de la COOPERAMA et la SMB. Ces exploitants miniers artisanaux qui travaillent dans des conditions difficiles sont frustrés. Ce qui a eu une répercussion sur les creuseurs artisanaux. Plusieurs d’entre eux auraient caché leurs minerais dans des maisons avant de prendre la direction de Goma et traverser la frontière avec le Rwanda pour y être écoulés en contrebande.           

Un conflit aux conséquences incalculables     

Le conflit qui existe entre la SMB et la COOPERAMA est l’un des facteurs qui explique l’exportation frauduleuse des minerais du fait que ces deux structures s’accusent mutuellement de ne pas respecter les engagements pris. Suite à ce climat de conflit, le circuit où passent les minerais n’est pas du tout contrôlé. La Coopérative des exploitants artisanaux miniers de Masisi accuse son partenaire la SMB de soutenir la fraude dans les sites d’extraction. D’après Joatham Wentemayo, secrétaire général de la COOPERAMA, une grande quantité des minerais quittent  la République démocratique du Congo à destination des pays voisins sans être déclarés. «Les minerais fournis par la Cooperama disparaissent après exploitation souvent dans des conditions de travail difficiles. Le non-paiement des minerais dans les normes prescrites et la délocalisation du comptoir de SMB de Masisi à Goma favorise un climat malsain et une rupture dans le circuit économique de la province du Nord Kivu », se plaint-il.

De son côté, Ben Mwangachuchu, le directeur gérant de la Société Minière de Bisunzu affirme que sa société perd près de deux conteneurs de cassitérite et de coltan chaque mois en raison de la fraude minière. Cette fraude est facilitée par l’implantation de comptoirs clandestins de certaines entreprises étrangères présentes au Nord-Kivu, qui payent en retour les creuseurs au prix plus élevé que la production fournie. Le Directeur général de SMB confirme également que treize conteneurs de minerais appartenant à sa société avaient été confiés à la COOPERAMA entre 2017 et  2018 dans le but de les revendre mais curieusement ces conteneurs de minerais n’ont jamais été payés jusqu’à aujourd’hui. Dans une lettre adressée par la commission de lutte contre la fraude minière, la SMB annonçait la suspension du protocole d’accord qui la lie à la COOPERAMA depuis 2013. Elle reproche à cette coopérative d’écouler les minerais en fraude vers les pays voisins.

Finalement, en juin 2018, un nouveau Protocole d’accord de collaboration actualisé et relatif à l’exploitation artisanale sur le PE 4731 a de nouveau été signé entre la SMB et la COOPERAMA. Les deux partenaires ont convenus que la SMB accepte pour une durée de 15 mois que les exploitants miniers artisanaux, membres de la coopérative, continuent à travailler dans le respect de dispositions légales et à son tour, la COOPERAMA accepte de vendre à la SMB la totalité de sa production. A ce jour, une partie des creuseurs membres de la COOPERAMA continuent de travailler avec la SMB malgré l’absence d’un nouvel accord. Et comme aucun autre partenaire potentiel depuis, les minerais continuent d’être vendus officiellement à la SMB. Ce qui n’a pourtant pas jugulé la fraude entretenue par des contrebandiers plutôt professionnels. Même l’état d’urgence décrété depuis 3 mois dans la province du Nord-Kivu, n’a pas encore permis de mettre fin à ce fléau.

Par Charly Kasereka, Esther Nsapu  et Ley Uwera