Goma : les attaques ciblées contre les opérateurs économiques inquiètent

Une dizaine de changeurs de monnaie – cambistes comme on les appelle ici- et d’hommes d’affaires ont été tués dans des circonstances plutôt floues au courant de l’année 2020 à Goma, la capitale de la province du Nord-Kivu.

Une dizaine de changeurs de monnaie – cambistes comme on les appelle ici- et d’hommes d’affaires ont été tués dans des circonstances plutôt floues au courant de l’année 2020 à Goma, la capitale de la province du Nord-Kivu. Le modus operandi et les mobiles de ces assassinats tels que révélés par les présumés auteurs font croire qu’il s’agit des crimes prémédités et des assassinats ciblés. Si quelques-uns de ces actes ont eu droit à des procès plus ou moins corrects, d’autres sont passés sous silence au grand regret des familles des victimes. Enquête au cœur de ce qui parait comme une nouvelle forme de terrorisme dans une province déjà en proie à des groupes armés depuis une quinzaine d’années.

Lundi 23 novembre 2020, le nommĂ© Nestor Mahano, changeur de monnaie et habitant au quartier Katindo dans la commune de Goma a Ă©tĂ© fusillĂ© après 18 h locale, par des hommes porteurs d’armes Ă  feu Ă  l’endroit communĂ©ment appelĂ© RVA. La victime Ă©tait abattue sur le chemin de retour de son lieu de travail. «M. Mahano a Ă©tĂ© tuĂ© alors qu’il revenait du lieu oĂą il exerçait son activitĂ© de change de monnaie en face de l’hĂ´pital provincial du Nord-Kivu. Ses bourreaux qui Ă©taient sur une moto ont pris le large après avoir commis leur forfait. Il a laissĂ© derrière lui une veuve et deux jumeaux Â», tĂ©moigne Jules Ngeleza, prĂ©sident du conseil communal de la jeunesse de Goma. La victime Ă©tait membre de l’Association des cambistes du Nord-Kivu (ACANOKI). Il est le neuvième changeur de monnaie Ă  ĂŞtre tuĂ© presque dans les conditions similaires depuis fĂ©vrier 2020.  

Jules Ngeleza, nouvellement Ă©lu au poste de prĂ©sident communal de la jeunesse, suite notamment Ă  ses multiples dĂ©nonciations des cas d’insĂ©curitĂ© dans sa commune affirme que ces derniers temps, les changeurs de monnaie sont devenus de plus en plus la cible des bandits pour des raisons que « seuls les services attitrĂ©s peuvent arriver Ă  dĂ©nicher». Mais beaucoup de personnes concernĂ©es par ces Ă©vĂ©nements estiment que les assassinats rĂ©cemment enregistrĂ©s sont tous ciblĂ©s et visent les opĂ©rateurs du secteur qui dĂ©tiennent un capital important d’argent. Il s’agirait, selon toute vraisemblance, des règlements de compte au sein de la corporation oĂą se battent plusieurs groupuscules organisĂ©s en associations. Certains ont Ă©tĂ© abattus Ă  la suite d’une compĂ©tition interne sur le marchĂ© de change au vue d’une performance atteinte par les dĂ©funts dans leurs activitĂ©s, crĂ©ant ainsi des jaloux au sein de la corporation des changeurs. D’oĂą une planification d’élimination physique dans le seul but d’arracher les butins au retour du marchĂ© de change le soir, sur le chemin des domiciles. Plus d’une arrestations des auteurs et complices des crimes le prouvent lors de l’identification des criminels arrĂŞtĂ©s, car identifiĂ©s comme changeur de monnaie de la ville dans certains cas.

Lutte de positionnement

Depuis un temps, il s’observe une crise de leadership au sein des associations regroupant les changeurs de monnaie au Nord-Kivu. La multiplicitĂ© de ces associations de changeurs n’est toutefois pas sans consĂ©quences sur lasĂ©curitĂ© des sociĂ©taires. C’est notamment ce qu’affirme Cyprien Sebihogo Ngoga, bourgmestre de la commune de Goma. « Nous estimons que la plupart des morts enregistrĂ©es dans le rang des changeurs de monnaie sont liĂ©es aux conflits entre leurs associations. C’est pourquoi nous avons fait une cartographie dĂ©finissant le rayon d’action de chaque association. Mais jusqu’Ă  prĂ©sent, ils ne sont pas d’accord. Nous sommes obligĂ©s de les forcer Ă  se conformer Ă  cette dĂ©cision parce qu’on ne peut pas tolĂ©rer de continuer de perdre les gens Ă  cause des conflits qui opposent trois associations », argue-t-il.

En effet, il existe trois regroupements diffĂ©rents de cambistes dans la province. Outre l’Association des Cambistes du Nord-Kivu (ACANOKI), deux autres structures sont venues s’ajouter Ă  savoir : le Rassemblement des Cambistes du Nord-Kivu (RACANOKI) et la Mutuelle des cambistes du Nord-Kivu (MUCANOKI). Une des raisons de cette multiplication est que l’adhĂ©sion au sein de l’ACANOKI exigeait une caution non remboursable de 350$ par chaque demandeur sans contrepartie au profit du demandeur, hormis la licence de devenir changeur. Cette situation a rĂ©voltĂ© les acteurs en interne qui ont fait scission pour crĂ©er le RACANOKI avec une approche de mutualisation des intĂ©rĂŞts au profit des adhĂ©rents qui bĂ©nĂ©ficient des assistances ponctuelles selon les circonstances heureuses ou malheureuses, tandis que la MUCANOKI a libĂ©ralisĂ© le travail de changeur en acceptant Ă  quiconque le veut, mĂŞme sans fond de dĂ©marrage d’obtenir la qualitĂ© de changeur. Cette dernière structure est nĂ©e Ă  la suite de la rĂ©volte d’un des pionniers de l’ACANOKI dont les intĂ©rĂŞts n’étaient plus protĂ©gĂ©s au sein de celle-ci, rĂ©vèlent des cambistes.

Ces cambistes anonymes affirment que les approches d’intĂ©rĂŞt des leaders de ces associations et leurs membres font la diffĂ©rence dans les actes que posent les acteurs sur le terrain. Ils pointent du doigt certains jeunes ayant obtenu la licence au moindre effort financier et qui jouent le rĂ´le de perturbateurs en suivant rĂ©gulièrement les mouvements de ceux qui ont un capital consistant pour leur monter des  embuscades, et ainsi s’enrichir sans beaucoup d’efforts. D’oĂą le souhait de plusieurs opĂ©rateurs de voir ce secteur ĂŞtre remis en ordre afin de bien identifier les capitaux de chaque membre pour sĂ©curiser la circulation de la monnaie qui s’effectue Ă  ciel ouvert en RDC.  

Cependant, la multiplicité de ces associations est appréciée différemment dans la ville selon les que l’on est du côté des autorités administratives ou plutôt membres de ces structures. Pour les sociétaires, la création de ces deux nouvelles structures ne devra pas être considérée comme une piste amenant vers les assassinats répertoriés.

Conflits de terre ou des créances mal gérées

Dans certains milieux de Goma, de nombreuses personnes pensent que ce sont des conflits de terre qui seraient Ă  la base de ces règlements de compte. C’est le cas de l’un des assassinats les plus emblĂ©matiques, celui de Simba Ngezayo, un opĂ©rateur Ă©conomique très connu de la rĂ©gion, criblĂ© des balles par des meurtriers circulant sur une moto, alors qu’il dĂ©posait son fils Ă  l’école Arc-en-ciel en plein centre-ville de Goma le matin du 3 novembre 2020. « Nous pensons que ces tueries sont ciblĂ©es. Elles sont souvent liĂ©es aux conflits terriens qui font la une dans la ville de Goma Â», explique une source de la sociĂ©tĂ© civile ayant requis l’anonymat. D’autres Ă©voquent plutĂ´t un règlement des comptes entre emprunteurs et prĂ©teurs d’argent. C’est la piste des assassinats commanditĂ©s par des crĂ©anciers incapables d’honorer leurs engagements.

C’est notamment l’avis de Kembo Amunasi, prĂ©sident de la branche Goma de l’Association des Boutiquiers, une des composantes de la FĂ©dĂ©ration des Entreprises du Congo qui souligne que le prĂŞt d’argent avec des intĂ©rĂŞts usuraires dĂ©passant le niveau recommandĂ© par la loi, communĂ©ment appelĂ© « RIBA » est souvent brandi comme mobile principal dans la plupart de cas d’assassinat des changeurs de monnaie. « Le secteur doit ĂŞtre rĂ©organisĂ© en mettant en place un mĂ©canisme comprĂ©hensible des bĂ©nĂ©fices lĂ©gales Â». De mĂŞme, il faut règlementer le commerce de la monnaie dans le « RIBA Â» qui occasionne un enrichissement sans cause de la part des changeurs, en limitant la marge d’intĂ©rĂŞt Ă  un plafond raisonnable selon la loi financière au pays pour espĂ©rer arrĂŞter cette vague d’assassinats ciblĂ©s, proposent certains observateurs.

Ce n’est pas tout. Au sein de la sociĂ©tĂ© civile, certains pensent Ă©galement que ces assassinats sont liĂ©s aussi Ă  la mauvaise gestion du DDR (DĂ©sarmement, dĂ©mobilisation et rĂ©insertion). Beaucoup des dĂ©mobilisĂ©s ont Ă©tĂ© abandonnĂ©s Ă  leur triste sort. « Ces tueries sont liĂ©es aux ciblages des personnes selon leurs domaines d’activitĂ©s. Il suffit d’être changeur de monnaie avec des sommes colossales et on est Ă©liminĂ©. Il suffit de vendre des minerais, et mĂŞme de recevoir sa tontine, ce qu’on appelle Likelemba ici Ă  Goma et vous serez visitĂ©s. Nous pensons que trop c’est trop avec cette criminalitĂ© », se plaint Marion-Ngavho, prĂ©sident de la coordination urbaine de la sociĂ©tĂ© civile de Goma.

Sur un autre registre, des témoins nous ont affirmé qu’un cas d’assassinat recensé dans la ville de Goma en 2020 s’assoie a plutôt pour origine une déception amoureuse mal digérée dans le chef des filles qui avaient tant espéré avoir une chance d’être prises en mariage par la cible abattue, mais qui, une fois ayant gagné plus d’argent dans les opérations de change, s’était engagé avec une autre femme inconnue du circuit des prétendantes au mariage.

Les autorités s’impliquent

« Nous sommes en train Ă©videmment d’analyser tous les paramètres. Nous avons dĂ©jĂ  eu mĂŞme Ă  organiser des rĂ©unions avec cette corporation (Ndlr : les changeurs de monnaie). Mais, comme autoritĂ© publique, nous on ne voit pas la sĂ©curitĂ© d’une couche particulière. On voit la sĂ©curitĂ© de l’ensemble de la population du Nord-Kivu. Évidemment, il faut comprendre que, plus il y a du dĂ©veloppement dans un coin, plus il se dĂ©veloppe des facteurs criminogènes. Des rĂ©ponses sont en train d’être envisagĂ©es, d’abord par rapport Ă  la sĂ©curitĂ© personnelle de toutes ces personnes qui manipulent de l’argent au vu et au su de tout le monde. C’est dĂ©jĂ  un indice qui les met dans une situation de vulnĂ©rabilitĂ© au regard de la criminalitĂ© urbaine Â», avait rĂ©agi en son temps, Carly Nzanzu Kasivita, le gouverneur civil du Nord-Kivu. Et de rassurer: « Nous pensons que nous allons continuer les discussions avec eux pour nous rassurer qu’il y ait des mesures de protection individuelle, soit rĂ©organiser les corporations comme partout ailleurs. On ne se promène pas avec de l’argent dans les mains parce qu’évidement, l’argent fait beaucoup des jaloux. Nous sommes en train de travailler».

Des efforts ont Ă©tĂ© consentis par les services de sĂ©curitĂ©. Fin novembre, un bouclage de la Police nationale congolaise (PNC) et des FARDC dans le quartier Bujovu dans la Commune de Karisimbi Ă  Goma, a permis la saisie des armes de guerre (8 AK 47), une dizaine de chargeurs pleins de munitions ainsi que d’autres armes blanches (machettes, flèches…). 45 prĂ©sumĂ©s auteurs d’insĂ©curitĂ© ont Ă©tĂ© apprĂ©hendĂ©s, parmi lesquels 12 sujets rwandais, ont rapportĂ© les autoritĂ©s. A la mi-dĂ©cembre 2020, la Police nationale congolaise a Ă©galement rĂ©ussi Ă  mettre la main sur trois prĂ©sumĂ©s bandits opĂ©rant avec des motos, principal moyen de transport qu’utilise les assassins dans tous les cas suivis, ceci sans plaque d’immatriculation. Ils ont Ă©tĂ© transfĂ©rĂ©s Ă  l’auditorat militaire, garnison de Goma oĂą les deux principaux inculpĂ©s ont Ă©copĂ© de 20 ans de prison alors que leur collaborateur a Ă©tĂ© condamnĂ© Ă  3 ans d’emprisonnement. 

«Je suis l’homme le plus heureux de voir comment la justice a rĂ©pondu favorablement Ă  notre demande. Nous avons traquĂ© ces criminels de grand chemin qui tuent, qui volent avec violences, qui commettent des assassinats, des meurtres et Ă  notre demande d’une audience en flagrance, la justice a bien fait son travail. Les criminels ont Ă©tĂ© condamnĂ©s», se rĂ©jouissait alors le lieutenant-colonel Alain Alisa Job, commandant de la police ville Ă  Goma. De mĂŞme, le porte-parole de l’armĂ©e avait annoncĂ© l’arrestation de trois prĂ©sumĂ©s meurtriers de Simba Ngezayo, le dernier cas emblĂ©matique, le lendemain de son assassinat. Les prĂ©sumĂ©s criminels arrĂŞtĂ©s qui ont Ă©tĂ© très vite acheminĂ©s Ă  Kinshasa, au grand mĂ©contentement des habitants de Goma. «On aurait souhaitĂ© que leur condamnation se fasse Ă  Goma pour que tout le monde suive le procès. Maintenant qu’ils sont transfĂ©rĂ©s Ă  Kinshasa, que la justice procède Ă  une audition de ces bandits devant camĂ©ra pour que les gens qui sont au Nord-Kivu suivent comment ces gens-lĂ  seront en train d’être interrogĂ©s par les juges et leur condamnation soit connue de tous afin que mĂŞme les criminels qui les ont envoyĂ©s soient connus Â», propose Thomas d’Aquin Mwiti, vice-prĂ©sident et porte-parole de la sociĂ©tĂ© civile forces vives de la RDC.

Des voies pour endiguer la criminalité

Après l’arrestation de plus de 45 prĂ©sumĂ©s criminels dont une dizaine de sujets rwandais, lors de diffĂ©rents bouclages organisĂ©s par les forces de sĂ©curitĂ©, les autoritĂ©s provinciales avaient dĂ©noncĂ© une insĂ©curitĂ© causĂ©e par des Ă©trangers « illĂ©galement Ă©tablis sur le sol congolais». «Non seulement la ville de Goma est confrontĂ©e aux effets de l’insĂ©curitĂ© due Ă  la proximitĂ© avec le parc national des Virunga avec la prĂ©sence des FDLR, mais elle fait aussi face Ă  une criminalitĂ© transfrontalière. On a dĂ©jĂ  arrĂŞtĂ© aussi des voleurs Ă  mains armĂ©es qui viennent de l’Ouganda et du Rwanda. Mais, au-delĂ  de toutes les stratĂ©gies arrĂŞtĂ©es par les forces de sĂ©curitĂ©, nous avons toujours sollicitĂ© l’accompagnement de la population», rappelait alors le gouverneur Kasivita le 26 novembre 2020 Ă  l’issue d’une fouille et bouclage dans un quartier non loin de l’aĂ©roport international de Goma. 

A l’instar de tous les responsables de la sĂ©curitĂ©, le numĂ©ro 1 de la Police Nationale Congolaise Goma pour sa part a invitĂ© les habitants de la ville volcanique Ă  toujours collaborer avec les forces de sĂ©curitĂ©.  « Nous demandons la population de prĂ©venir la police sur tout cas suspect. Car l’arrestation de ces criminels a Ă©tĂ© possible grâce Ă  la bonne collaboration avec la population qui nous a donnĂ© des informations Ă  temps. Nous demandons Ă  la justice de dĂ©fĂ©rer plus loin de la province du Nord-Kivu tous ceux qui sont condamnĂ©s Ă  20 ans et plus d’emprisonnement », s’exprimait le commandant ville de la police après le verdict sur les prĂ©sumĂ©s criminels.

La sociĂ©tĂ© civile, elle, plaide pour des solutions durables contre cette criminalitĂ© : « Nous pensons par exemple en ce qui concerne les conflits terriens, il est temps que les services puissent les Ă©tudier minutieusement. Par rapport Ă  la sĂ©curitĂ© de la population, la sociĂ©tĂ© civile a toujours demandĂ© qu’il y ait contrĂ´le d’armes et des minutions.  Que nous puissions voir certaines autoritĂ©s chargĂ©es de la sĂ©curitĂ© ĂŞtre permutĂ©es parce que les services de renseignement sont lĂ  mais il y a des gens qui se font tuer. Nous avons des enquĂŞtes amorcĂ©es sur la criminalitĂ© mais qui n’aboutissent jamais. Nous pensons que pour le cas de Ngezayo et les autres, les enquĂŞtes seront menĂ©es et des bandits traquĂ©s afin qu’ils rĂ©pondent, mĂŞme publiquement de leurs actes Â», suggère Marion- Ngavho, prĂ©sident de la sociĂ©tĂ© civile urbaine de Goma. Car, se plaint-il : « nous constatons que la ville de Goma est en train de devenir la capitale de la criminalitĂ© en RDC. Aux autoritĂ©s Ă©tatiques de renforcer la collaboration entre la population et les forces de sĂ©curitĂ© sans laquelle nous n’aurons pas la paix ».

La plupart des personnes arrêtées comme faisant partie d’un gang ayant soit tué un changeur de monnaie ou un opérateur économique reste sous la procédure d’investigation au sein des juridictions provinciales sans procès public pour faire éclore au grand jour la vérité sur différents crimes et soulager les familles victimes, comme le souhaite la grande majorité de la population de Goma. Ces présumés criminels sont régulièrement transférés dans la prison centrale en attente des procès qui tirent en longueur jusqu’au découragement des membres ayant perdu un être cher dans des circonstances souvent décriées à travers des manifestations de rues lors des cérémonies funéraires. Etre cambiste à Goma ou opérateur économique en vue n’est plus chose prestigieuse.

Tuver Wundi et Jonathan Kombi